Article de Brigitte Guimbal
publié dans le numéro 1 de PEPS
Dans notre société productiviste, seul le résultat compte. Mais l’enfant ne connaît pas cette logique-là. Pour lui, le processus est essentiel, c’est une aventure passionnante qui lui permet d’apprendre et de découvrir. Pouvons-nous sortir de notre routine et prendre le temps de le comprendre et de l’accompagner ?
Punie pour délit de s’initier
Une petite histoire toute récente : Emilie a trouvé une nounou pour garder sa petite fille, qui commence à peine à marcher. Au bout de quelques jours, quand elle revient la chercher le soir, la nounou lui dit : « Elle est insupportable votre fille, elle a passé sa journée à monter l’escalier, je devais sans arrêt aller la chercher pour la redescendre. J’ai été obligée de la punir, je l’ai mise au coin » !
La nounou monte l’escalier pour être en haut, mais l’enfant monte l’escalier pour monter l’escalier. C’est le processus qui l’intéresse, pas le résultat. Dans ce processus, l’enfant explore toutes les variantes de son comportement et des réponses de son environnement. C’est beaucoup plus intéressant que le seul résultat. C’est la base même de notre mécanisme d’apprentissage, essayer, et explorer toutes les conséquences et tous les aspects d’une activité, sans accorder d’autre importance au résultat que sous l’angle de la réponse à notre action.
Un bébé qui fait tomber cent fois sa petite cuillère et attend que nous la ramassions (mais nous avons rarement autant de patience que lui), ou qui passe une heure à mettre et enlever le bouchon d’un tube homéopathique (oui, une heure, montre en main !), s’intéresse au processus bien plus qu’au résultat. Il peut y montrer une persévérance sans limite.
Ce n’est pas le résultat qui compte !
Dans son livre Le concept du continuumi, Jean Liedloff nous parle d’une société où la course à l’efficacité est totalement inexistante. Elle s’étonne que les femmes du village passent leur temps à descendre à la rivière pour y remplir une petite gourde d’eau. En réalité, ces femmes éprouvent beaucoup de plaisir à descendre en groupe en discutant et en riant, à jouer et à s’éclabousser dans la rivière, et elles n’auraient rien de plus passionnant à faire du temps qu’elles pourraient gagner à être plus efficaces !
Mais dans notre société, nous avons perdu contact avec ce mode de fonctionnement. Nous avons appris des adultes autour de nous et à l’école qu’il faut être efficace, que seul le résultat compte, et nous avons été coupés dans notre processus naturel d’exploration et d’apprentissage, que j’hésite à appeler « par essai et erreur », tant l’erreur est perçue comme désastreuse.
Alors, nous avons désappris à nous intéresser au processus, nous ne le voyons plus que comme un moyen d’arriver au résultat, et c’est le message que nous transmettons souvent à nos enfants. Nous jugeons leurs résultats, nous nous énervons sur le temps qu’ils « perdent » dans le processus, comme l’ont fait les adultes autour de nous. Nous sommes pressés, nous avons rendez-vous, pas question d’attendre que l’enfant ait fini d’explorer tous les chemins qui mènent à des lacets noués… ou à des lacets sortis de la chaussure !
La frustration
Il est une émotion qui fait souvent partie du processus d’apprentissage, c’est la frustration. Elle peut naître directement des difficultés de l’enfant à arriver à ses objectifs, mais elle peut aussi être largement liée à notre propre difficulté à accepter l’exploration de l’enfant. Celui-ci ressent notre tension et l’intériorise, elle vient le perturber dans son processus, le rend impatient, et il a alors besoin de l’extérioriser. Il peut s’énerver, taper du pied, jeter l’objet qu’il manipulait…
Et nous, que ressentons-nous face à ces émotions ? Il est rare que nous les acceptions juste comme elles sont, et que nous arrivions à écouter l’enfant jusqu’à ce qu’il les traverse. Le plus souvent, elles vont nous pousser à intervenir, soit pour faire à la place de l’enfant, soit pour lui dire comment faire, soit pour l’inciter à passer à autre chose.
Pourtant, ces émotions peuvent n’être qu’une étape que l’enfant a besoin de franchir pour pouvoir récupérer une meilleure capacité à continuer son exploration et à trouver des solutions pour arriver à son but. Il m’est arrivé souvent d’écouter un enfant exprimer sa frustration, sans porter de jugement, sans donner de conseils, juste en manifestant de la compréhension, et de voir au bout d’un quart d’heure environ l’enfant retourner à ce qu’il faisait et revenir radieux, son problème résolu.
Je ne veux pas de ton aide !
Julien raconte que sa nièce est terriblement mal élevée : « Elle était en train d’essayer d’attraper un objet sur une étagère trop haute, elle n’y arrivait pas et elle s’énervait. Je lui ai dit : « Attends, je te l’attrape ! », j’ai pris l’objet et le lui ai tendu. Elle s’est mise à trépigner et à hurler qu’elle ne voulait pas, qu’elle voulait le prendre elle-même. C’est bien la peine de vouloir être gentil avec elle ! ».
Non, elle n’est pas mal élevée, elle a juste ses propres objectifs, qui sont d’abord et avant tout d’apprendre, de développer son autonomie, et elle ne veut pas que l’objet qu’elle cherche à attraper lui arrive tout seul dans les mains !
Lorsque, pleins de bonne volonté, nous « aidons » l’enfant en faisant à sa place, parce que nous voyons qu’il n’y arrive pas, et que justement nous ne comprenons pas le rôle du processus, nous le dépossédons de ce qu’il est en train de faire. Là encore l’enfant peut ressentir de la frustration, et chercher à l’extérioriser.
Tu vas te faire mal !
Au cours de ses explorations, il est fort probable qu’il arrive que l’enfant se fasse mal. À moins de reproduire les cages capitonnées de L’arrache-cœurii de Boris Vian, nous ne pourrons pas l’empêcher. Mais nous avons du mal à accepter ce prix, à accepter que l’enfant se fasse mal, et qu’il pleure ensuite et sollicite notre attention. Nous pensons souvent qu’il est important de le protéger. Nous ne le laissons pas explorer d’avoir trop froid ou trop chaud, de manger trop ou pas assez, d’ouvrir et fermer les portes en se pinçant les doigts dedans, de courir et s’écorcher les genoux, de grimper et de tomber.
Nous sommes d’ailleurs souvent surpris de voir que cela ne l’empêche pas de recommencer, et de se faire mal de nouveau. Ce n’est pas par ignorance ou par manque d’intelligence que l’enfant recommence. Il n’accorde réellement pas beaucoup d’importance au fait de se faire mal – beaucoup moins qu’au fait de pouvoir explorer. Bien sûr, il peut d’abord avoir besoin de pleurer, Là encore, nous n’avons pas vraiment appris à l’écouter sans jugement, et pourtant c’est juste ce dont il a besoin.
Un enfant qui peut explorer ses capacités physiques, au prix de se faire parfois mal, développera une grande maîtrise de son corps, connaîtra bien ses limites et les moyens de les dépasser. Et il ne se fera probablement jamais vraiment très mal, parce que c’est lui qui aura la maîtrise de son exploration et non pas nous, et que ce processus lui apprendra aussi jusqu’où il peut aller trop loin.
Le processus de création
Nous jugeons de la même manière leurs explorations « artistiques ». Nous admirons un dessin, et non pas l’apprentissage de la maîtrise du mouvement qu’il représente, ce qui a pu conduire à produire un tas de gribouillis sans forme sur une feuille aussi bien que quelque chose de plus représentatif et que nous allons donc sans doute trouver plus intéressant. Et l’enfant est très désireux de notre approbation, il va apprendre à la rechercher au prix d’en oublier son désir d’explorer.
Pourtant, l’exploration est particulièrement importante dans le domaine de la création, et les jugements que nous portons, positifs comme négatifs, surtout s’ils n’ont pas été sollicités (et ils le seront rarement si l’enfant y est peu confronté habituellement), y portent un frein considérable.
J’ai eu un jour un peu de pâte en trop, et j’ai proposé aux enfants de l’utiliser pour modeler, comme de la pâte à sel, puis de cuire les formes créées et de les manger. Ils ont adoré ça, et nous avons recommencé souvent. Même s’ils avaient mis beaucoup de soin à les faire, ils n’ont pas eu le désir de conserver leurs créations, et ont été ravis de les manger. Si le résultat est aussi éphémère, il est plus facile de s’en détacher.
Quelques idées à explorer…
Avoir en tête l’importance du processus pour le développement de l’enfant peut nous aider à attacher moins d’importance au résultat, à trouver plus de patience, et peut-être aussi à aménager le temps pour lui laisser de la place. Si nous ne portons pas de jugement sur ses résultats, l’enfant pourra explorer plus librement.
Si nous avons peur pour l’enfant, nous pouvons « assurer derrière lui » : nous pouvons par exemple nous mettre près de lui pour le rattraper s’il risque de tomber, mais ne pas l’empêcher de sentir le moment où il tombe. Et oui, il peut aussi arriver qu’il casse quelque chose, et c’est important de ne pas trop l’en pénaliser, et pour cela de lui proposer des objets de remplacement si nous tenons trop à ceux qu’il manipule.
Enfin, sachons écouter les émotions de l’enfant, et ne pas lui faire écouter les nôtres ! Accueillir sa frustration, son chagrin, aménager le temps et l’espace pour diminuer le risque de notre propre frustration, ne pas projeter nos peurs sur lui…
Un enfant qui peut passer tout le temps désiré à explorer va gagner une grande maîtrise sur lui-même et son environnement, qui lui sera précieuse toute sa vie. Cela mérite bien quelques remises en cause !
iLe Concept du Continuum : A la recherche du bonheur perdu, Jean LIEDLOFF, Ambre (2006)
ii L’arrache-cœur, Boris VIAN, Le Livre de Poche (1992). Pour protéger ses enfants de toutes les menaces qu’elle imagine partout, Clémentine fait arracher les arbres du jardin, puis construire des murs, et enfin des cages où les enfermer.